CHAPITRE II

 

 

 

Une voiture attendait au pied de la rampe, à l'arrière du C IV immobilisé devant l'aérogare principale. Pédric, Parin, Schulk et Dora, les enregistrements de son écran sous le bras, descendirent en même temps que les passagers.

Deux types, blouson de cuir foncé et pantalon sombre, les firent monter dans la grande Compact dont l'un d'eux prit le volant. La voiture partit aussitôt vers le parking héli.

— On vous amène au Siège, expliqua-t-il.

— Vous savez si une décision a déjà été prise? demanda Pédric.

— L'information commence à être diffusée sur le câble et on rappelle les consignes. Le problème, c'est pour prévenir absolument tout le monde. Dans les villes, tout est simple, mais pour les isolés, dans la nature, on va avoir beaucoup de mal.

La Compact stoppait près d'un héli, le pilote installé. Ils grimpèrent à bord et les deux réacteurs furent mis en marche immédiatement. Leur sifflement désagréable s'atténua considérablement dès que le régime-turbine augmenta.

La nuit était tombée depuis longtemps et Bidonville s'étalait, mise en valeur par les lumières. Bien qu'ayant tous survolé la ville de multiples fois, ils ne l'avaient jamais fait de si bas. Pédric songea avec une sorte de tristesse qu'elle était belle. Les larges avenues ondulantes, dont les bâtisseurs avaient soigneusement évité les croisements à angle droit, les places, de toutes les tailles, avec des fontaines lumineuses, les arbres, la végétation présente partout. Ça, c'était la soif de verdure des anciens, les premiers arrivants, les déportés...

Dans la cabine, le niveau de bruit permettait facilement de parler, seulement personne n'en avait vraiment envie. Et leurs deux accompagnateurs ne devaient pas être habilités à les questionner. Ils longèrent le Grand Parc par le sud et le siège du gouvernement, le Siège comme on disait couramment dans la conversation, apparut tout de suite.

Six étages seulement en surface mais autant en sous-sol, plus deux niveaux de parking. Comme l'ensemble faisait deux cents mètres de côté, ça représentait presque une petite ville. C'était ici que travaillaient les fonctionnaires du gouvernement, dans les divers Départements, près du Premier Délégué. Toute la direction du continent était regroupée dans ce seul endroit.

L'héli vint s'immobiliser doucement sur l'aire de poser aux cercles de guidage lumineux. Leurs deux chaperons menèrent l'équipage à un ascenseur qui débouchait directement dans une salle de réunion dont un mur était couvert d'écrans. Une longue table s'étalait, autour de laquelle trois personnes, deux femmes d'âge moyen et un homme plus jeune, attendaient. Ils se présentèrent. L'une des femmes appartenait au cabinet du Premier Délégué. Les autres étaient des techniciens de l'aéronautique.

A son tour, Pédric donna leurs noms, et ils s'assirent.

— Je pense que le mieux est que vous commenciez par le récit de la rencontre, avec le plus de détails possible sur ce que vous avez fait et vu, commença le membre du cabinet, qui portait des lunettes à l'ancienne contrastant curieusement avec son élégance discrète, de très bon goût. Je ne suis pas apte à juger, mais mes collègues me donneront les indications nécessaires au fur et à mesure. Plus tard, d'autres personnes viendront assister à cette réunion. Je suis désolée, vous devez être fatigués, seulement nous devons réagir très vite.

— Bien sûr, acquiesça Pédric.

Il réfléchit un instant puis entama son récit, après avoir demandé à son équipage de l'interrompre s'il oubliait quelque chose.

— Vous avez la conviction qu'il s'agissait bien de Terriens? demanda la femme du cabinet quand il eut terminé.

— J'ai l'absolue certitude qu'il s'agissait d'un engin venu d'ailleurs. Terrien, ça je ne peux évidemment pas l'affirmer.

Elle eut un geste vague de la main.

— Laissons de côté l'hypothèse d'autres extra-planétaires. Non que ce soit extravagant, mais les probabilités penchent davantage en faveur — ce n'est qu'un mot — des Terriens. Avez-vous eu l'impression, à un moment quelconque, que l'écho, comme vous dites, était hostile?

Pédric se concentra, revoyant ce qui s'était passé.

— La situation était dangereuse en raison de la proximité de l'engin, à une vitesse pareille. Mais l'autre pilote n'avait certainement pas les moyens d'évaluer ce danger. Sa formation est sans doute très loin de la nôtre et il ne pouvait probablement pas imaginer le pilotage de nos avions. Par ailleurs, son appareil est d'une maniabilité totale et je suis sûr qu'il aurait pu éviter facilement une collision... En me souvenant de ses évolutions, je pense qu'il avait pour ordre de nous observer le mieux possible, donc de près.

— Mais votre manoeuvre — comment avez-vous dit, déjà? — ce renversement de virage, l'a pris au dépourvu, non?

— C'est exact. A mon avis, parce qu'il ne connaît pas nos engins, précisément.

— Expliquez-vous.

— Eh bien, il ignore, par exemple, que nous devons incliner l'avion pour virer, que le changement de trajectoire commence relativement lentement mais que le mouvement s'accélère vite. Notre modification de position, d'inclinaison, l'a étonné, ce qui a retardé sa réaction. Apparemment, son véhicule prend des virages sans aucune perturbation de l'assiette et à une vitesse immédiatement très élevée.

Il mesurait ses mots, à la fois pour être précis et compréhensible.

Une porte s'ouvrit, sur la gauche, et plusieurs personnes entrèrent.

— Le contrôle régional nous a fait parvenir l'enregistrement automatique de votre conversation et nous avons aussi celui de l'autre appareil, avec le témoignage du commandant de bord. Un ami à vous, je crois?

— Oui.

— Vous êtes le chef pilote de la compagnie, quel est votre opinion professionnelle sur...

Elle consulta des notes, devant elle.

— ... Beaudouin D Youcha?

— Un pilote exceptionnel, un commandant de bord de premier ordre... et un homme remarquable.

Elle sourit légèrement.

— Etes-vous sûr que c'est le chef pilote qui parle ?

— Pour les deux premières appréciations, oui madame. Je ne laisse jamais mes sentiments influer sur mes jugements professionnels. Vous pouvez me faire confiance.

Elle leva les yeux au-dessus de ses lunettes, sans redresser la tête, et le fixa quelques secondes.

— Je vous fais confiance, commandant. En fait, le gouvernement vous fait confiance depuis le début... Avez-vous une idée du nombre de fois où, en treize générations — plus de quatre siècles —, quelqu'un a donné l'alerte, persuadé que les Terriens nous avaient retrouvés?

Il secoua la tête, et elle reprit:

— Des dizaines de fois! Pourtant, rien n'a jamais été transmis à la population. Certains de ces « témoins » étaient des excités, d'autres de bonne foi. Ils s'étaient seulement trompés, avaient été victimes d'une illusion. Le gouvernement ne peut pas mettre le continent en alerte à tout bout de champ. C'est pourquoi il y a toujours une enquête. Cette fois-ci, commandant, l'alerte a effectivement été donnée, et avant même qu'on ait interrogé le témoin principal : vous ! Ceci pour vous montrer à quel point nous avons eu confiance, en effet.

Il ne sut que répondre, se borna à la regarder. Elle sourit.

— D'après votre qualification, vous êtes un homme tout à fait capable, commandant. Notre entrevue me le confirme. Bon... Si vous le voulez bien, chacun des membres de votre équipage va maintenant être interrogé séparément par un groupe d'experts. Vous restez ici, je vous prie, on va nous apporter à boire et quelque chose à manger, puis nous poursuivrons.

Les autres quittèrent la salle où ne restèrent qu'un expert en aéronautique elle-même et Pédric.

On lui fit entendre les enregistrements des conversations avec le contrôle et avec Bo, en lui demandant de se souvenir de ce qui se passait à chaque séquence. La position de l'avion, ses ordres, ses déductions.

Le jour ne devait plus être loin quand un jeune homme entra, l'air pressé.

— Ils ont été vus à Karsyport, annonça-t-il à la femme.

— Par qui?

— Une foule. Leur engin est descendu à très basse altitude sur le port alors qu'un hydro appareillait. La capitainerie l'a filmé, on nous transmet le document par câble.

— Et les gens, comment ont-ils réagi? interrogea Pédric. (Il se rendit compte, après coup, qu'il se mêlait de ce qui ne le regardait pas et ajouta:) Excusez-moi, madame.

— C'est une bonne question, commandant. Eh bien?

L'arrivant haussa légèrement les épaules.

— La surprise, d'abord. Ils n'étaient pas encore prévenus. Il y a onze heures de décalage...

— Et ensuite? questionna la femme.

— Il semble qu'il y ait eu des réactions diverses. De peur chez la plupart, mais aussi de colère. Quelqu'un aurait tiré avec une arme quelconque...

— Dieu!

— Ce n'est pas confirmé.

Elle avait marqué le coup sévèrement.

— Voilà ce que nous craignions! Les anciens nous avaient pourtant prévenus que ces violences étaient infiniment dangereuses. Il faut absolument les contrôler... Tous les enseignants qui font le cours sur « Le retour possible » sont formés pour insister sur la nécessité de ne montrer aucune agressivité envers les Terriens. C'est vital, vital !

Elle paraissait extrêmement inquiète. Ses mains torturaient le stylo qu'elles tenaient, martelant la table.

— Il y a un monde entre les Terriens et nous. Ils avaient déjà une technologie fabuleuse, à l'époque où ils ont déportés nos ancêtres, et elle n'a pu que progresser depuis. Alors que nous avons dû repartir de tellement bas, refaire une civilisation. Même si nous avions l'énorme avantage d'avoir emporté des quartz, donc la possibilité de construire des outils et des appareils amenés à leur perfectionnement maximum dans le passé, nous sommes des enfants devant eux. La différence est telle qu'il faut à tout prix éviter un affrontement. Nous avons tout à y perdre ! Voulez-vous m'excuser un moment, commandant? Je dois parler au Premier Délégué d'urgence.

Il inclina la tête pendant qu'elle se levait, mais elle ne le vit pas. Trop absorbée par ses pensées. Le technicien se plongea dans la lecture de ses notes.

Pédric se sentait froid, maintenant. Le choc passé, il avait inconsciemment accepté la nouvelle situation. Il s'en rendit compte, vaguement étonné, une fois de plus, de sa faculté d'adaptation. Il avait témoigné, sa présence ici était inutile, désormais.

Il n'avait qu'une envie, aller se coucher et prendre le vol du lendemain pour rentrer chez lui, à Ametlla, à l'autre bout du continent. Il venait de faire plusieurs vols long-courriers et serait de repos pendant quelques jours. Comme Bo, qu'il devait retrouver pour aller faire un safari-photo en bord de mer.

Une télé était installée en bas de la cloison aux écrans et il alla l'allumer, sélectionnant le chanel-câble. Un présentateur apparut. Il était en train de répéter les consignes.

« ...continuer à vivre normalement, écouter le câble chaque jour, ne montrer ni peur ni agressivité, quoi qu'il se passe, prévenir les isolés qui n'ont pas le câble... »

Bref, tout ce qu'on avait enseigné aux habitants du continent dans leur jeunesse.

La femme ne revint qu'une bonne demi-heure plus tard, l'air préoccupée. Il avait envie de l'interroger mais y renonça.

— Pensez-vous qu'il faille donner des consignes particulières aux équipages des avions, commandant?

— Oui, madame. Je vais faire envoyer des instructions pour que les commandants de bord restent calmes s'ils sont observés de près. Mais...

— Oui?

— Eh bien, ce n'est pas de mon ressort et je ne voudrais pas paraître m'occuper de choses qui ne me regardent pas...

— Allez, commandant, allez, les susceptibilités passent au second plan. Si vous avez une idée, elle est la bienvenue.

— Je pensais aux appareils de la Protection Civile. Avions météo ou hélis de secours ou de surveillance. Ce sont des engins très maniables, et leurs pilotes se font un honneur de le démontrer. Ils peuvent être observés, eux aussi. Dans ce cas, certains d'entre eux risquent d'être tentés d'exécuter des manoeuvres aboutissant à un acte hostile.

— Expliquez-moi cela.

— Ils ont l'habitude de voler très près du sol, ce qui demande une grande virtuosité. Ils sont donc capables de se faufiler entre des obstacles naturels, arbres, rochers, etc. Le Terrien n'est probablement pas entraîné à cela, lui. Il peut percuter.

— Dieu! Voilà une chose à laquelle nous n'avions pas pensé. Ce serait catastrophique parce qu'immédiatement traduit comme un acte grave d'hostilité. Merci, commandant. Bolard, voulez- vous faire le nécessaire ? Diffusion sur tout le territoire...

Le technicien se leva et sortit pendant qu'elle continuait :

— Si vous avez d'autres idées, commandant, faites-les-nous connaître très vite. Nous avons besoin de toute l'aide possible. Dans n'importe quel domaine... Bien. Vous restez à Bidonville?

— Non, madame, je suis de repos pour plusieurs jours et je rentre chez moi.

— Où?

— A Ametlla, sur les bords du lac Atica. En vérité, nous avions projeté, le commandant Yousha et moi, de faire un safari-photo au sud, près de l'océan. Mais si vous souhaitez que nous restions chez nous...

— Non. Je suppose que vous avez un véhicule équipé de radio?

— Certainement.

— Alors, allez vous reposer. Merci de nous avoir sacrifié cette nuit, commandant.

Il la salua et s'en alla, guidé par un planton qui l'amena au garage. De là, une voiture le conduisit directement à l'aéroport, où il rédigea son rapport de vol et se fit enregistrer pour le prochain départ, celui de 8 h 00.

Le retour se fit sans incident et il dormit pendant six heures, pour être réveillé par une hôtesse juste avant l'atterrissage à Ametlla. Pendant l'approche, il eut le temps d'admirer une fois de plus l'immense lac Atica — orienté nord-sud, il mesurait plus de 150 km de long sur 90 à sa largeur maximale.

Située sur la rive ouest, sa ville était la plus grande de la partie occidentale du continent. Le climat, presque subtropical quoique sans les pluies, y avait amené l'installation de tous les grands studios de vidéo. Les vedettes télé habitaient la région et la cité avait beaucoup grandi, s'étalant aussi, heureusement. Ce n'était pas la plus peuplée, avec ses 450 000 habitants, mais la plus vaste.

Bo était dans le sas des équipages, chemise légère jaune pâle et pantalon de toile grège. Comme toujours, ça lui allait divinement bien. Il était du genre beau mâle ! Brun aux yeux gris, large d'épaules, la taille mince, un visage harmonieux. Il plaisait beaucoup, Bo. Sauf aux hommes...

Et aux filles qui jugeaient un peu vite. Parce qu'il n'avait rien du macho qu'il paraissait. Sensible, cultivé avec cette intelligence rare de ceux qui ne l'étaient pas à chaque instant.

Il sourit à Pédric en tendant la main.

— Sommeil?

— Plus ou moins. J'ai dormi à bord mais j'ai besoin de repos. Toi, tu veux que je te raconte, c'est ça?

— Exact, mon vieux.

— Et tu ne peux pas attendre?

Re-exact, mon vieux.

— Et c'est pour ça que tu es venu me chercher?

Bo eut son sourire de beau gosse.

Re-re-exact, mon vieux.

— Alors tu me ramènes chez moi. Ma voiture est là-bas.

— O.K... Tu vois que je sers à quelque chose, parfois !

Bo avait garé sa Zébra sur le parking des navigants, le toit ouvert, et Pédric ferma à demi les yeux pour profiter de l'air léger et tiède du petit matin, pendant que son ami conduisait, paisible, contournant la ville par le sud.

Le ciel avait déjà sa teinte habituelle, un bleu dense, pur. Pas un nuage. Les ancêtres disaient qu'il ressemblait à celui de la Grèce, autrefois, sur Terre, d'après les vieux documents. En suivant du regard la large route qui se baladait dans la forêt de palmiers, il avait de la peine à réaliser ce qui s'était passé.

Le décor familier, sans doute ; il devait faire un effort pour imaginer que tout venait de changer. La vie ne serait plus jamais la même, désormais, quoi qu'il arrive. Bo respecta son silence jusqu'à la maison, en haut de la petite colline qui donnait sur le lac.

Pas immense pour Amettla, où les villas étaient somptueuses, mais cinq très grandes pièces avec des baies ouvrant largement sur la terrasse. Pédric en avait dessiné lui même les plans, cinq ans auparavant, et avait un véritable amour pour son « trou » comme il disait.

— Tu bois quoi ? lança Bo en se dirigeant vers le bar, pendant que son ami allait enlever son uniforme et passer des vêtements légers.

— Avec beaucoup de glace, cria-t-il de sa chambre en enfilant une chemise parme sur un pantalon gris.

C'était une vieille plaisanterie, entre eux. Complètement éculée, mais qui avait, maintenant, valeur de code de reconnaissance. Leur façon de se retrouver. Il entendit le rire de Bo et un petit claquement ; sans doute la capsule d'une boîte de Serai. Il crut percevoir le grésillement des bulles et sa soif augmenta encore.

Un peu plus tard, les yeux perdus au loin, vers le large où une zone sombre apparaissait, il eut l'impression, une nouvelle fois, d'apercevoir l'autre rive. Ce qui était notoirement impossible, elle était à plus de 70 km à cet endroit.

Son ami ne disait rien, devinant qu'il avait besoin de se retremper dans cette atmosphère tranquille. C'était toujours comme ça avec lui : Bo devinait à tous les coups ce qu'il convenait de faire.

— Ce qui m'a époustouflé, c'est son accélération, commença-t-il presque à mi-voix. Je le regardais, et hop ! ce n'était plus qu'un point dans le ciel. Bon, ils ont une technologie supérieure, on le sait, mais... s'en rendre compte, ouahou ! On est minables, mec, des moins que rien. Il va falloir marcher sur des oeufs avec ces gars-là. Pour peu qu'ils aient mauvais caractère...

— Tu l'as repéré à quel moment?

Pédric refit son récit. Puis interrogea:

— Toi, tu as remarqué quelque chose sur le radar?

— Assez tard. Quand tu m'as demandé ma position, on s'est branchés, mais le scope était flou. En y repensant, après coup, je me suis demandé s'ils n'avaient pas un système pour éviter de réfléchir les ondes radar. Ils l'auraient délibérément stoppé, en manière de test, si tu veux, près de toi.

Pédric hocha doucement la tête.

— Ouais, pas idiot. Ils ont sûrement besoin de comprendre où on en est, et ils doivent nous étudier. Va savoir depuis combien de temps ils sont en orbite? On n'a jamais perfectionné l'observation de l'espace, c'était dépenser de l'énergie pour rien.

Ils restèrent silencieux un moment, buvant à petites gorgées les jus de fruits gazéifiés, avec un peu d'alcool et une tranche de citron.

— Tu décides quoi, pour les vols? s'enquit Bo.

— Garder son calme. Et on ne change rien. J'ai vu Batrawski avant de quitter Bidonville. La compagnie est d'accord pour assurer les liaisons normalement. J'ai demandé simplement que les radars de proximité soient en marche pendant tout le vol. On ne va pas vivre dans l'angoisse en attendant qu'ils nous contactent. Imagine qu'il n'y ait ici qu'un engin d'observation et qu'il faille encore plusieurs années avant leur débarquement... Tu vois notre vie?

— J'aurais voulu voir leur tête quand ils ont repéré le vieux LD, du côté de Bidonville.

Pédric appuya les épaules contre le dossier de son fauteuil, pour dégager l'appui-jambes coulissant sous le siège, et s'étendit à demi.

— C'est peut-être là que tout s'est joué. Quand ils ont découvert que nos ancêtres les avaient baisés. Ou bien, après des siècles, ils sont encore vexés, ou ils se sentent assez loin de tout ça pour l'enregistrer comme un simple fait historique. On le saura plus tard, à leur comportement.

— Ils doivent avoir du mal à comprendre. Après tout, on représente un monde bâtard. Entre le XXe et le XXIe siècles qu'ils ont connus. On a un cadre de vie du XXe et on utilise des appareils du XXIe. Illogique. Je parie qu'ils se demandent comment c'est possible. S'ils n'ont jamais découvert que les ancêtres avaient emmené des documents, ils ne peuvent pas s'expliquer ce qui s'est passé ici.

Il y eut un silence.

— Ça va être dur d'attendre qu'ils prennent contact, rêva Bo. Le câble annonçait tout à l'heure, avant que j'aille te chercher, qu'il y avait déjà des réactions dans la population.

— Il y a même un crétin qui les a allumés, à Karsyport !

Bo pinça le coin gauche des lèvres, sa façon habituelle de montrer l'agacement.

— Comment le gouvernement va-t-il pouvoir tenir les gens? Tu y crois sérieusement?

— Je suppose que les anciens avaient prévu ça aussi. Ils ont dû laisser des instructions confidentielles que les Premiers Délégués qui se sont succédés, ont consultées.

— Quel boulot ils ont fait, ces types-là!

Bo avait toujours montré une très grande admiration pour la première génération.

Pédric ne répondit pas. Il n'y avait pas grand- chose à dire. Ils devaient tellement à ces déportés ; qui avaient tout organisé, tout prévu. L'ignorer, comme certains individualistes, était de la bêtise. On ne pouvait qu'être fier de descendre de pareils personnages.

Il y avait d'ailleurs un détail caractéristique, qui partageait la population. Depuis une génération, certains abandonnaient le D devant leur nom. Dès le début, à la deuxième génération, on avait placé un D entre le nom et le prénom. D pour Déporté. Comme un titre de noblesse, ou une provocation. Destinée à personne, d'ailleurs, puisque tous étaient issus de déportés.

— Et notre safari? questionna soudain Bo.

— On a le feu vert.

— Qu'est-ce que tu en penses?

Pédric haussa les épaules.

— Sais pas trop. Je me sens assez mal à l'aise. On peut se tenir au courant avec une radio, c'est vrai, mais les informations seront forcément plus filtrées que sur le câble. D'un autre côté, rester là, inactif, ne me paraît pas très sain. Vraiment, je ne sais pas. Et toi?

— Même chose. On peut se donner un jour ou deux de battement.

— Ouais.

— Qu'est-ce que tu as au programme, maintenant?

— Il fait déjà chaud, je vais aller me mettre à l'eau.

— La Bada fait son dîner-grillades ce soir, tu viendras ?

Pédric sourit. Bo avait surnommée la Bada une fille qui habitait une grande maison, au bord du lac. Jolie, gaie, agréable, quoi. Sauf qu'elle utilisait l'expression « la bada » à tout bout de champ, ce qui agaçait Bo.

— Oui. Beaucoup de monde?

— Aucune idée. Comme d'habitude, c'est la surprise. J'irai avec Nella. A propos, toujours rien, de ton côté? Le calme plat?

Pédric sourit.

— Toujours.

— Vardia, comment tu fais? Les mauvaises langues vont se poser des questions. Ça fait combien de temps que vous vous êtes séparés, Kiry et toi? Bien deux ans, non?

— Dans ces eaux-là.

— Et... ça ne te manque pas?

Bo, assez cavaleur, n'imaginait pas qu'un homme puisse rester seul plus d'une quinzaine de jours.

— Ça va. L'âge, probablement, dit-il pour le provoquer.

Ils avaient exactement le même et Bo réagit vivement. Il détestait qu'on lui rappelle que les années passaient.

— Mais que tu manques de tact! Je m'en vais, tiens.

Après son départ, Pédric resta un moment assis à contempler le lac, goûtant véritablement le plaisir d'être là, au calme, avec un spectacle pareil devant les yeux. Que cette planète était belle et la vie douce... Cela le ramena aux Terriens. Il se leva pour allumer la télé, sur le chanel-câble.

Un présentateur dont le visage, incrusté dans le coin gauche, lui était inconnu commentait des images. Un engin terrien, exactement semblable à celui qu'il avait vu, survolait une petite ville, de la côte sud, d'après le paysage tropical.

— «... manifestement d'observation qui ne présentent aucun danger pour nous. Il ne faut avoir ni crainte, ni hostilité. Ces appareils ne sont peut-être pas les seuls. Il est possible qu'il y en ait d'autres, ailleurs, au moment où je vous parle. Nous avons juste la preuve qu'ils sont au moins deux puisqu'ils ont été vus exactement à la même heure en deux endroits différents du continent. »

Sur l'écran, l'appareil évoluait lentement autour de la ville, à un millier de mètres d'altitude. Pédric se demanda soudain s'il était possible, d'aussi haut, d'enregistrer et d'isoler des conversations dans la foule? Si la technologie des Terriens le leur permettait, il fallait prévenir le public d'urgence! Il hésita quelques secondes puis se décida, saisit le téléphone sans fil et appela le Siège, à Bidonville.

Il eut un standardiste, à qui il se présenta. Il expliqua qu'il désirait parler à la femme qui l'avait interrogé. On lui passa un homme, à qui il se présenta également.

— Oui, je sais qui vous êtes, commandant. Mme D Sanquietz a fait un rapport sur votre déposition. Je suis Birgout D Beestens, également conseiller auprès du Premier Délégué. Je vous écoute.

Ce type était précis et concis. Il plut tout de suite à Pédric.

— Je souhaite ne pas vous faire perdre de temps, monsieur, pardonnez-moi si c'est le cas. Je viens de voir la séquence que diffuse le câble. Celle qui montre l'un des engins sur une ville du sud, à basse altitude, et j'ai pensé à quelque chose. Je me suis demandé si la technologie des Terriens ne leur permettait pas d'enregistrer des conversations au sol. Si c'est le cas, il me paraît impératif de prévenir la population de ne pas évoquer le réseau-câble dans ces circonstances...

Il eut soudain une autre idée.

— En revanche, il serait peut-être intéressant de bluffer les Terriens avec des conversations imaginées pour leur faire passer des messages.

Son interlocuteur resta silencieux une fraction de seconde, puis:

— A quoi pensez-vous?

— Je ne connais pas les intentions du gouvernement, monsieur, mais deux hommes en uniforme, par exemple, déclarant que les Terriens ne sont pas nos ennemis, que nous ne leur sommes pas hostiles, que nous souhaitons une prise de contact rapide à tel endroit ou je ne sais quoi d'autre... cela pourrait peut-être servir nos intérêts? Ce n'est qu'une idée, et je m'aperçois en vous parlant que le gouvernement n'a certainement pas besoin de mes élucubrations. Je suis désolé.

— Oh non, ne le soyez pas, commandant, bien au contraire. Personne, à ma connaissance, n'a eu l'idée qu'ils pouvaient nous écouter. Quant à votre histoire de bluff, elle est extrêmement intéressante. C'est un moyen de communiquer avec eux malgré leur silence radio. Nous cherchions cela, en vain, depuis des heures.

— Eh bien, si j'ai pu être un tant soit peu utile, j'en suis heureux. J'avais peur d'être ridicule.

— Vous nous aidez, au contraire. Commandant, si vous avez d'autres idées de la même veine, n'hésitez pas à m'appeler. Mme D Sanquietz est chargée d'une mission très précise et a quitté le Siège pour plusieurs jours. Demandez-moi au numéro suivant : 24-57-09-R. Si je ne suis pas là, on vous orientera, de jour ou de nuit. Avez-vous noté?

— C'est enregistré, monsieur D Beestens.

— Au revoir, commandant.

Un voyant clignotait sur son appareil et il redécrocha immédiatement.

— Pédric...

La voix de Bo.

— ...on a un visiteur. Au-dessus du lac, tu le vois?

Il se rua vers la terrasse. A une trentaine de mètres au-dessus de l'eau, un héli de la Protection Civile fonçait vers la rive, suivi d'un engin terrien quasiment collé sous lui!